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Ancien directeur général du Comité interprofessionnel du vin de Champagne (2004-2014) – Directeur de partenariats institutionnels du Programme Vin & Droit

Docteur d’État en droit, avec une thèse soutenue à la Faculté de droit et de science politique de Reims, vous avez effectué un parcours de trente-sept années au Comité interprofessionnel du vin de Champagne (CIVC) que vous avez dirigé de 2004 à 2014. Cette formation juridique fut-elle un atout dans votre activité professionnelle ?

Ce fut incontestablement un atout pour définir et appliquer la stratégie de protection de l’appellation Champagne en France et dans le monde, mais aussi préparer et mettre en œuvre les décisions interprofessionnelles, discuter avec les services de l’État et les institutions communautaires, parfois initier et toujours suivre l’évolution des réglementations, conseiller les vignerons, les coopératives et les négociants. Le droit, dans tous ses aspects, est de plus en plus présent dans les interprofessions, mais aussi dans les syndicats et fédérations vitivinicoles, les organismes de gestion et de défense des appellations, et également les administrations et établissements publics. Aujourd’hui, le Master 2 Droit du vin et des spiritueux de l’Université de Reims est une excellente formation pour travailler avec réussite dans ces différentes institutions à des postes de juriste ou de direction.

Quel était l’état de la protection de l’appellation d’origine protégée Champagne lors de votre arrivée à la direction du CIVC en 2004 ?

Les prémices d’une protection en France ont été obtenues, très tôt, par un groupe de négociants champenois visionnaires, avec un jugement du Tribunal correctionnel de Tours le 12 septembre 1844, confirmé en appel puis par la Cour de cassation dans un arrêt du 12 juillet 1845. Les juges ont fait une interprétation nouvelle et extensive de la loi du 28 juillet 1824 relative aux altérations ou suppositions de noms sur les produits fabriqués. Puis, sur le même fondement, la Cour d’appel d’Angers, dans un arrêt du 11 avril 1889, confirmé par la Cour de cassation le 26 juillet 1889, a précisé : « On ne peut entendre par Champagne qu’un vin à la fois récolté et fabriqué en Champagne, ancienne province de France, géographiquement déterminée et dont les limites ne sauraient être étendues ni restreintes ».Cet aboutissement jurisprudentiel, obtenu par le Syndicat du commerce des vins de Champagne créé en 1882, a été conforté par la loi du 6 mai 1919 relative à la protection des appellations d’origine et plus tard par le droit communautaire applicable dans les États membres. Hors de France et du cadre européen, la protection a été pendant longtemps très embryonnaire. Deux jurisprudences favorables ont apporté une protection dans les pays concernés : la décision de la Cour d’appel de Londres le 16 décembre 1960 à l’encontre d’un vin mousseux Spanish Champagne et la décision de la Cour d’appellation de Nouvelle-Zélande le 5 décembre 1991 interdisant un vin mousseux dénommé Champagne en provenance d’Australie.

Quelles initiatives avez-vous prises alors pour étendre la protection hors de l’Union européenne ?

Il a fallu d’abord, en 2005, compléter la loi du 12 avril 1941 régissant le CIVC afin de lui donner expressément la compétence d’intervenir dans ce domaine. Certes, doté de la personnalité civile, il dispose du droit d’ester en justice et d’exercer « tous les droits réservés à la partie civile relativement aux faits portant un préjudice direct ou indirect à l’intérêt collectif des groupements de base qu’il représente ».Mais comme il prenait aussi quelques autres initiatives extrajudiciaires en France et ailleurs, il était nécessaire de mettre la loi en harmonie avec la pratique car le combat pour défendre l’appellation ne saurait être limité aux seules actions contentieuses. Toutes les activités doivent reposer sur une base juridique solide et incontestable. Dans le même temps, une stratégie a été définie et un service dédié a été créé avec à sa tête un juriste spécialisé ; il a si bien travaillé qu’il est désormais directeur général du CIVC. Tout en restant en relation avec les ministères de l’agriculture et de l’économie, et bien sûr aussi avec l’Institut national de l’origine et de la qualité (INAO), le CIVC entendait disposer d’une totale autonomie pour agir lui-même et directement. Après un inventaire exhaustif de la situation pays par pays, un programme d’actions a été minutieusement préparé et mis en œuvre progressivement.

Quels ont été les résultats de ces actions ?

En premier lieu, la Commission européenne a été sollicitée pour inclure de façon plus systématique des dispositions protectrices dans les accords souscrits avec les pays tiers où l’appellation Champagne n’était pas protégée. C’est dans ce cadre, par exemple, que la protection a été obtenue en Ukraine et en Moldavie, deux pays producteurs importants de vins mousseux. Certes un délai, souvent long, est toujours prévu avant l’arrêt de tous les usages, mais les producteurs anticipent toujours l’abandon et n’attendent pas la date ultime. Pour chaque accord, un comité paritaire de suivi réunit la Commission européenne et le pays tiers afin de veiller au respect des dispositions de l’accord. Toutefois, des aléas politiques peuvent surgir. C’est ainsi que la protection obtenue en Ukraine ne s’applique plus en Crimée depuis son annexion par la Russie, ni dans la région du Donbass qui a fait sécession, deux régions où sont implantés des producteurs de vins mousseux.

Par ailleurs, dans de nombreux pays, la création d’indications géographiques et la mise en place d’un mécanisme national d’enregistrement constituèrent une opportunité pour demander le bénéfice de ces dispositifs en faveur de l’appellation Champagne. Après un essai réussi en Thaïlande en 2006, enregistrement et protection ont été obtenus dans les 17 pays de l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle (2006), en Indonésie (2009), en Inde (2010), au Brésil (2012), en Chine (2013), en Mongolie (2014). Par la suite, d’autres pays, de moindre importance, ont été concernés. Ces dispositifs nationaux fonctionnent bien et les éventuelles contrefaçons, qu’elles portent sur des vins locaux ou sur des vins importés, sont vite détectées, stoppées et sanctionnées.

Vous n’avez pas rencontré de difficultés pour obtenir de tels enregistrements ?

Si, bien sûr ! Avant de solliciter l’enregistrement, qui est une procédure longue et complexe, il faut s’assurer qu’aucun producteur n’utilise le nom Champagne, ce qui compromettrait toute issue favorable. C’était le cas en Inde ou une entreprise Champagne Indage avait recours depuis longtemps au nom Champagne pour désigner et présenter ses vins mousseux. Dans les années 1990, une action judiciaire contre cet usage avait été engagée, mais la procédure s’éternisait et un aboutissement favorable paraissait peu probable. Une rencontre sur place, dans les vignes et les caves de ce producteur, a permis d’aboutir à un rapide abandon amiable. Dès lors, l’enregistrement a été obtenu et l’appellation Champagne est bien protégée en Inde.

 La situation était beaucoup plus difficile au Brésil. Dans ce pays, une action contentieuse contre un producteur de vin mousseux avait été définitivement rejetée par la Cour suprême du Brésil le 26 novembre 1974 et une loi du 16 novembre 2004 avait renforcé la généricité du nom champagne pour désigner et présenter tout vin mousseux. Après avoir obtenu l’abandon volontaire de la quasi-totalité des producteurs, tout en les encourageant à créer leurs propres indications géographiques, le CIVC a sollicité l’enregistrement de l’appellation Champagne. Un producteur, qui utilisait Champagne depuis 1913, a fait opposition jusqu’en appel, mais sans succès. L’enregistrement a été validé, et ce producteur a renoncé progressivement à tout usage. De plus, après plusieurs rencontres avec les autorités locales, la ville de Garibaldi, capitale du Rio Grande do Sul, le principal état brésilien producteur de vins mousseux, a abandonné sa communication sur le slogan Capitale du Champagne, qui figurait notamment sur d’imposants arcs de triomphe ; et le Festival du Champagne, qu’elle organisait depuis de nombreuses années, a été débaptisé. Quant à la loi brésilienne, toujours en vigueur, elle est tombée en désuétude.

Au-delà des démarches administratives et des actions judiciaires, vous avez aussi négocié avec les producteurs de vins mousseux et même les responsables politiques.

Oui, nécessairement. Établir une relation de proximité, de sympathie et de confiance, voire d’amitié, avec les producteurs locaux est un préalable indispensable. Ce n’est pas facile et il faut du temps, dans le respect des codes sociaux de chaque pays et avec une connaissance approfondie de chaque culture nationale. Dans la plupart des pays, l’usage de Champagne, en application des règles nationales, est souvent très ancien et pendant longtemps il n’a pas été contesté. La visite sur place des sites de production et un accueil personnalisé en Champagne sont l’occasion de mieux connaître ces producteurs, de partager leurs préoccupations, et aussi d’expliquer ce qu’est une appellation. Nombre de producteurs comprennent aussi que leur intérêt à long terme est de créer leur propre identité à partir d’une indication géographique ou d’une marque. Le Champagne est un peu le grand frère des vins mousseux et des échanges, voire des coopérations, se sont établis sur des sujets communs. Tous les producteurs qui ont abandonné le nom Champagne, même lorsque la règle nationale autorise toujours l’usage, ne l’ont pas regretté et l’abandon a été, bien au contraire, une opportunité pour eux de définir un nouveau positionnement, qualitatif et marketing, plus valorisant. Dans le même temps, il est important de sensibiliser le personnel politique aux préoccupations champenoises. Le CIVC a sorti drapeaux nationaux et tapis rouge pour recevoir de nombreuses délégations ministérielles, des parlementaires, des gouverneurs, des ambassadeurs, des maires et autres élus locaux. Dans plusieurs pays, l’ambassadeur de France a été un relais utile en facilitant les rencontres, en organisant des dîners et des événements. Toutefois, même si l’appellation Champagne fait partie du patrimoine et de l’image de la France dans le monde, il reste que sa place très modeste dans les exportations françaises vers les pays en cause n’en fait pas, malheureusement, un enjeu majeur pour la politique commerciale française. D’autant plus que le CIVC a pour objectif d’obtenir une protection dans tous les pays, sans prendre en considération le nombre de bouteilles qui y sont vendues. Par exemple, en Mongolie, pays de trois millions d’habitants, le Champagne est presque absent et pourtant la protection de l’appellation a été recherchée et obtenue : le but était de mettre fin à l’utilisation du nom Champagne par les vins mousseux russes très présents dans ce pays.

La Russie est un producteur important de vins mousseux. Quelle a été votre action dans ce pays ?

La production de vins mousseux en Russie a débuté en Crimée puis dans la région de Rostov-sur-le-Don dans les années 1850-1870. Par la suite, une décision de Staline, le 28 juillet 1936, a initié une fabrication massive afin que chaque famille russe puisse consommer le dimanche une bouteille de vin mousseux. Et le nom Shampanskoÿé, en caractères cyrilliques, qui signifie vin de Champagne en langue russe, a été conçu pour désigner et présenter cette production, selon une méthode spécifique de fermentation en continue dans de grandes cuves, à partir de vins de base importés de différents pays. Plus récemment, quelques entreprises se sont lancées dans l’élaboration de vins haut de gamme, à partir de raisins issus du vignoble russe, selon la méthode traditionnelle de seconde fermentation en bouteille. La production totale est d’environ 260 millions de bouteilles qui sont essentiellement consommées sur place ou dans les pays de l’ancienne Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS). Ce n’est qu’à partir de 1997 que le sujet a commencé à être évoqué au sein de la Commission franco-russe de coopération bilatérale, présidée par les premiers ministres des deux pays, qui se réunit chaque année.

Faute de progrès significatif dans la discussion, le CIVC a décidé en 2009 de traiter lui-même et directement le sujet. Des rencontres, à Moscou et en Champagne, avec les différentes administrations concernées et l’association regroupant les producteurs de vins mousseux, ont abouti à la signature en 2010 d’un protocole d’accord qui acte le principe d’un abandon de l’usage de Shampanskoÿé à l’issue d’une période de transition de 15 à 20 ans. Poursuivant la négociation, le CIVC a convaincu un premier producteur, jeune dirigeant d’une entreprise dynamique et innovante, de lancer un nouveau vin mousseux présenté sans la désignation Shampanskoÿé, et c’est ce vin que le président Vladimir Poutine a choisi pour les cérémonies officielles des Jeux olympiques d’hiver à Sotchi en 2014. D’autres producteurs ont alors suivi cet exemple et certains se sont regroupés pour définir des indications géographiques destinées aux vins issus du vignoble russe. Mais il faudra encore du temps pour atteindre un abandon complet et la modification de la législation consacrant la généricité de Shampanskoÿé.

La situation n’est-elle pas identique aux Etats-Unis d’Amérique ?

Aux États-Unis d’Amérique, le nom Champagne a commencé à être utilisé à partir des années 1860 par des producteurs californiens de vins mousseux. Le Syndicat du commerce des vins de Champagne, dans les années 1890-1930, puis le CIVC, à partir des années 1960, se sont préoccupés du sujet, sans guère de résultat. La règlementation américaine considère que Champagne désigne un type de vin et constitue, comme entre autres Chablis, Chianti, Malaga, Sauternes, Sherry, Tokay, une dénomination semi-générique : l’usage est autorisé dès lors que le nom est accompagné d’un terme géographique désignant la provenance du vin, par exemple sous la forme California Champagne. A partir des années 1990, le CIVC a entrepris des campagnes publicitaires, sur le thème Champagne only comes from Champagne, et il a acquis à sa cause la plupart des régions viticoles américaines. Peu à peu, à partir du début des années 2000, les médias, les restaurants, les bars, les points de vente et le public ont bien distingué le Champagne, appellation d’origine contrôlée désignant un vin élaboré en Champagne, et les vins mousseux américains usurpant le nom. De même, des producteurs, en particulier ceux élaborant des vins haut de gamme par seconde fermentation en bouteilles, ont renoncé à tout usage et mettent désormais en avant le nom de la région délimitée de production, comme par exemple Napa Valley ou Long Island, de telle sorte que l’usurpation ne concerne plus, essentiellement, que quelques entreprises qui produisent des vins, sans origine déterminée, vendus à bas prix.

En dépit de tous les efforts du CIVC, bien peu écouté à Paris comme à Bruxelles, l’accord conclu en 2006 sur le commerce des vins entre l’Union européenne et les Etats-Unis d’Amérique, n’a pas permis de mettre fin à cette situation : il interdit certes tout nouvel usage, mais il conforte tous les usages précédents. Ce mauvais accord a déterminé le CIVC à redoubler d’activité, en particulier sous la forme d’un lobbying auprès du Congrès et des administrations américaines. Le sujet fait partie de la négociation d’un accord commercial transatlantique de grande ampleur débutée en 2012 avant d’être bloquée par le président américain élu en 2016. Elle va être reprise par le nouveau président. L’abandon de la règlementation américaine sur les semi-génériques, qui apparaît à terme inéluctable, sera le résultat de la persévérance du CIVC et de la détermination de l’Union européenne. 

Vous avez rencontré des difficultés avec un village suisse dénommé Champagne et les médias du monde entier en ont beaucoup parlé. Quel était le problème et comment l’avez-vous solutionné ?

La Communauté européenne et la Confédération suisse ont signé le 21 juin 1999 un accord relatif aux échanges de produits agricoles qui prévoit notamment une protection réciproque pour les indications géographiques des produits vitivinicoles des deux pays et règle les cas éventuels d’homonymies. Plus particulièrement, l’accord confère à l’appellation Champagne une protection exclusive sur le territoire helvétique. La difficulté est venue d’un vin tranquille dénommé Champagne issu des vignes du village lui-même dénommé Champagne (Campania lors de sa fondation auIXème siècle),situé dans le canton de Vaud. En application de l’accord, les quelques producteurs de ce vin, commercialisé à quelques milliers de bouteilles, devaient renoncer à tout usage du nom Champagne à l’issue d’un délai. Le maire et un comité de défense soutenus par la population locale (713 habitants) ont alors conduit une communication de grande ampleur, qui a été reprise par les médias, non seulement en Suisse, mais aussi en France et dans le monde entier, pour protester contre cette mesure présentée comme une atteinte agressive à l’identité du village. Au lieu d’incriminer les autorités helvétiques qui ont négocié l’accord en toute connaissance du sujet, ils ont introduit un recours auprès du Tribunal de première instance des Communautés européennes. Dans une ordonnance du 3 juillet 2007, le Tribunal a déclaré irrecevable leur demande d’annulation de l’accord. Le vin en cause a été baptisé « Champ.gne » puis « Le censuré », ce qui lui a valu un certain succès qu’il n’avait jamais connu auparavant.

Il restait encore à régler le problème des « Flûtes de Champagne », des biscuits produits dans le même village et commercialisés dans de nombreux pays. Après de longues discussions, et faute d’abandon amiable, le CIVC avait engagé une action contentieuse en France et dans plusieurs autres pays. Le Tribunal de grande instance de Paris, dans un jugement du 9 avril 2008, lui a donné raison. Mais l’issue dans les autres pays restait très aléatoire. De nouvelles rencontres avec le producteur, l’une en Champagne et l’autre à Champagne, ont abouti à un accord en 2010 : le CIVCstoppait ses actions judiciaires, la marque « Flûtes de Champagne » était abandonnée à l’issue d’un délai et l’origine des biscuits restait présentée sous la forme de l’adresse postale « 1424 Champagne, Suisse », suivie du drapeau helvétique.

Dans un article publié en 2004, le professeur Georges Bonet évoquait « l’irrésistible ascension du Champagne vers la protection absolue ». Pensez-vous que cette affirmation est bien justifiée ?

Hors de l’Union européenne, il est peu fréquent de trouver des dispositions protectrices similaires à l’article 103 du règlement communautaire. Ce qui n’empêche pas le CIVC d’obtenir nombre d’abandons amiables et aussi des jugements satisfaisants. L’appellation Champagne est certainement l’indication géographique la mieux protégée, mais le combat pour une protection absolue est loin d’être terminé.

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Merci à Jean-Luc Barbier de toujours partager de manière infaillible ses connaissances et sa passion.