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         Cet article est issu du Projet Professionnel Individuel (PPI) Alumni Students Writing Challenge (ASWC) auquel sont soumis les étudiants du Master 2, Droit des Vins et Spiritueux, de l’Université de Reims Champagne-Ardenne.
L’Alumni qui a parrainé cet article est : Manon Gitany-Lecomte.         


Le choix du cépage dans un vin est sans contexte un élément capital de sa confection : que ce soit du point de vue organoleptique, géographique ou encore juridique. En matière de spiritueux, et plus particulièrement de rhum, le rôle de la canne à sucre semblait jusqu’à récemment occuper une place secondaire. Entre difficultés à rapprocher le profil aromatique du rhum à la variété de canne, le faible lien entre produit final et « terroir » de production, ainsi que les exigences plus souples au niveau du cahier des charges, le choix de la variété de canne à sucre apparait comme un élément délaissé des juristes et des producteurs. Pourtant, ces arguments tendent de plus en plus à être remis en cause par une pratique de confection du rhum qui se veut plus qualitative, mettant en valeur tant les spécifiés de la variété de canne à sucre sélectionnée que les territoires sur lesquels elle est cultivée. 

« C’est la levure qui fabrique les arômes et la colonne qui donne le profil organoleptique du rhum »[1].

Daniel Baudin, maître de chai de Trois Rivières et de la Maison La Mauny

            À l’heure d’un nouvel engouement mondial pour le secteur des spiritueux, dicté par la valorisation des produits artisanaux et « de terroir » notamment via la multiplication des sélections parcellaires, cuvées monovariétales ou biologiques, la question de l’influence des variétés de canne à sucre choisies sur la complexité aromatique des rhums se pose avec de plus en plus d’acuité. Existe-il des arômes primaires différenciés des variétés de canne au sens de ceux attribués aux cépages ? La combinaison cépages et terroir bien connue du monde du vin est-elle transposable à l’univers du rhum ?

            Les variétés de canne à sucre telles que produites de nos jours sont le fruit d’un dialogue entre Histoire naturelle et Histoire humaine, mêlant mutations spontanées du fait de la culture vivrière des hommes primitifs puis, à partir du XIXe siècle, de nombreuses hybridations. La canne à sucre dite « noble » (Saccharum officinarum) en provenance d’Insulinde (Nouvelle-Guinée) a commencé à être cultivée par les peuples autochtones entre le XVe et le Xe siècle avant notre ère. En raison de ses caractéristiques physico-chimiques, et à partir d’hybridations par croisements avec d’autres espèces sauvages (Saccharum robustum, Saccharum spontaneum ou bien encore Saccharum sinense), cette espèce hybride fut à l’origine de la création de nombreuses variétés modernes. Il existe aujourd’hui plus de 4000 variétés de canne à sucre, toutes espèces confondues. Si de nombreuses différences existent sur le plan physico-chimique, qu’en est-il sur le plan gustatif ?

            Bien que diverses comparaisons soient établies entre la canne et la vigne, des dissemblances notables se dessinent. Outre leur différence de famille (Vitaceae pour la vigne et Poaceae pour la canne), la canne est coupée et récoltée chaque année puis arrachée au bout de cinq à sept ans alors que la vigne est une plante ligneuse pérenne pouvant faire l’objet de greffages. Celle-ci a en effet une durée de vie de minimum 30 ans. De plus, si les sociétés humaines se sont évertuées à cultiver les mêmes cépages depuis des siècles, les variétés de canne sont quant à elles en constante mutation (via la sélection variétale) et ont, à long terme, vocation à être remplacées par de nouvelles. Enfin, si les raisins sont vendangés sur plusieurs semaines, les cannes sont généralement récoltées sur plusieurs mois consécutifs. Cependant, ces différences au niveau de la plante ne sont a priori pas incompatibles avec l’existence d’un lien entre variétés et terroir comparable au lien entre cépages et terroir, ni à la présence d’arômes variétaux (primaires) de la canne au sens de ceux des cépages. L’arôme désigné comme variétal est ici entendu comme celui résultant du type de raisin (cépage) et étant directement perceptible par olfaction au moment de la dégustation, ou bien se trouvant sous forme de précurseur dans la baie mais se révélant lors des modifications chimiques préfermentaires, fermentaires, ainsi que lors du vieillissement du vin.

            La réflexion autour des différences entre l’importance du choix des cépages dans le vin et des variétés de canne dans les rhums appelle à une double étude. S’il apparait aujourd’hui comme intelligible que le rôle de la variété de canne reste accessoire au sein du profil organoleptique final des rhums (I), le phénomène de mise en valeur de la notion de « terroir » tend en revanche à rapprocher sensiblement ces derniers des vins à indications géographiques (II).

I – Le rôle de la variété de canne à sucre, un facteur secondaire de la trame aromatique du rhum

A – L’absence de corrélation aromatique directe entre la variété de canne à sucre et le produit fini

            Cette difficulté de perception et de distinction entre variétés de canne et arômes primaires différenciés résulte en premier lieu de la diversité de types de rhums et matières premières associées. Ces dernières jouent un rôle direct sur le profil gustatif du rhum, avant même toute distillation. Ainsi, une primo distinction est à faire entre l’utilisation possible de jus de canne, de mélasse de canne ou du miel de canne. Si le jus de canne (vesou) est obtenu par simple broyage de la canne à sucre fraîche, la mélasse est quant à elle obtenue à la suite d’une longue cuisson et réduction du jus de canne permettant sa cristallisation et ainsi l’obtention du sucre. La mélasse est donc la matière résiduelle de ce dernier, elle est caractérisée par une couleur noirâtre ainsi que par des forts arômes de réglisse et de torréfaction intense (présents avant même l’étape de la distillation). Enfin, le miel de canne est quant à lui obtenu par l’évaporation ou réduction du jus de canne à la couleur dorée et aux arômes de caramel et sucre doux marqués (il n’est toutefois utilisé que par une petite minorité de producteurs). Par conséquent, seul le vesou, du fait de ses arômes encore neutres, permet avant distillation de préserver les arômes variétaux de la canne. Celui-ci sert à la fabrication rhum de pur jus de canne (le rhum « agricole » en faisant partie, mais le terme étant réservé à ceux produits dans les départements français d’outre-mer : Martinique, Guadeloupe, Guyane et Réunion, et sur l’île de Madère) qui donc lui seul intéresse la suite de notre propos. Le rhum de mélasse représentant aujourd’hui plus de 90% du marché mondial, notre étude se borne donc à une part très limitée des rhums, celui agricole ne représentant que 5% de la production.

            Outre cette première étape du choix de la matière première, c’est bien l’ensemble du procédé de fabrication, comprenant la maturation et le vieillissement, qui joue un rôle déterminant sur le profil organoleptique du produit embouteillé. Il faut en la matière se référer aux propos des maîtres de chai, distillateurs et autres personnes directement impliquées dans la fabrication du rhum. Du côté de François Pinasa, directeur de la distillerie de Simon, pas moins de seize paramètres qui influent sur le goût du rhum ont été identifiés : « Indépendamment des plus connus – sols, climats… –, on retrouve le broyage, les levures, le type de fermentation, les réglages colonnes, le style de colonne, la pression atmosphérique…»[2]. Dans cette même lignée, Daniel Baudin insiste sur le fait que le rôle des levures et de la distillation est bien supérieur à celui de la variété de canne sur le profil organoleptique final : « Sans même aborder la question du vieillissement sous-bois, le temps de repos en cuve, plus ou moins long, et la réduction, plus ou moins lente, influencent énormément l’évolution de l’aromatique »[3]. C’est enfin l’étape du vieillissement sous-bois et du possible « finishing » qui semble reléguer la variété de canne au second rang, grâce à un échange aromatique extrêmement important entre le bois et l’alcool, qui peut durer jusqu’à plusieurs décennies, notamment pour les rhums « vieux ». En la matière, le processus de « chauffe » est très important, de même que la taille des fûts et leur rotation qui doivent être adaptées à la durée du vieillissement. Les fûts ne doivent jamais être laissés jusqu’à assèchement total, au risque de conférer aux rhums des notes désagréables de bois sec ou de planche. Il est de même reproché à certains vins, à la suite d’un élevage en fûts neufs, de présenter ce même type d’arômes désagréables. Ainsi, pour Manon Gitany-Lecomte : « En ce qui concerne le rhum français, agricole en particulier (…), le profil aromatique se dessine à travers la fermentation, la distillation puis essentiellement lors du vieillissement en fûts de chêne, neufs ou ayant contenu du bourbon »[4].

            Une question reste tout de même en suspens : celle de la potentielle réalisation d’études scientifiques venant confirmer ou infirmer les propos des spécialistes. Il existe en la matière un Centre Technique de la Canne et du Sucre (CTCS) de la Martinique qui réalise un travail minutieux de sélection des variétés de canne sur le territoire martiniquais. Toutefois, ne disposant plus de colonnes à distiller, seules les distilleries ont actuellement la capacité d’effectuer les tests nécessaires à la mise en corrélation des variétés et arômes primaires.

            C’est finalement davantage au travers de l’analyse des cahiers des charges des rhums, en comparaison à ceux des vins à Indication Géographique (entendu au sens large comme comprenant les AOC/IGP) que l’hypothèse du caractère secondaire de la variété de canne sur la trame aromatique peut être corroborée.

B – La différence des exigences des cahiers des charges des vins et des rhums

            Au regard du lien explicite entre les cépages et la trame aromatique dans les cahiers des charges des vins, il semble intéressant d’identifier si celui-ci existe dans ceux des rhums. Cette étude comparative s’appuye sur les cahiers des charges de l’appellation d’origine contrôlée (AOC)[5] « Rhum de la Martinique »[6] et « Côtes du Roussillon »[7]. Pour rappel, toute AOC ou indication géographique protégée (IGP) comporte un cahier des charges, celui-ci venant assurer la protection de l’appellation concernée, via le système de l’INAO. Conformément aux exigences définies dans le règlement (UE) n° 1308/2013 pour les AOP et les IGP vitivinicoles[8] et dans le règlement (CE) n° 110/2008 relatif aux boissons spiritueuses[9], ce document comporte divers renseignements tels que la description du produit avec ses caractéristiques chimiques, analytiques et organoleptiques ; l’aire géographique dans laquelle les différentes opérations sont réalisées ; ou bien encore la description du lien à l’aire géographique : facteurs naturels, spécificités du produit et interaction causale entre le produit et l’aire géographique. Ces différents éléments peuvent ainsi venir éclairer un potentiel lien entre variétés et trame aromatique.

            L’AOC « Côtes du Roussillon » est un cas particulièrement intéressant puisque tout comme l’AOC « Rhum de Martinique » (seule AOC reconnue pour les rhums), un nombre important de cépages est autorisé. En ce qui concerne les vins rouges, sont autorisés à titre principal le carignan N, grenache N, mourvèdre N, syrah N, ainsi qu’à titre accessoire le cinsaut N, lledoner et pelut N. En outre, plus en aval dans le cahier des charges, est mise en exergue l’interaction causale entre le choix de ces cépages et le profil organoleptique : « Pour les vins rouges, le cépage carignan N détermine la trame tannique du produit et sa charpente. Son aptitude à un élevage modéré est compensée par la générosité et l’onctuosité du cépage grenache N. Aux côtés de ces 2 cépages traditionnels, le cépage syrah N apporte finesse, structure et complexité aromatique alors que le cépage mourvèdre N, cépage historique conforte les capacités d’élevage des vins par l’apport de sa structure tannique »[10]. Le cahier des charges de l’AOC « Rhum de Martinique » vient quant à lui simplement encadrer le matériel végétal en indiquant que « Les variétés de canne à sucre appartiennent aux espèces Saccharum officinarum et Saccharum spontaneum ou issues de leur hybridation »[11] et précise que les variétés transgéniques sont interdites. À titre informatif, l’indication géographique (IG) « Rhum de Guadeloupe » est élaborée de la même façon, l’AOC n’étant pas plus stricte que l’IG sur les variétés de canne pouvant être utilisées. De plus, bien qu’il décrive de manière très précise le profil organoleptique attendu pour chacun des rhums (blanc, vieilli sous-bois et vieux) avec par exemple « la présence d’élégantes notes fruitées (agrumes, fruits exotiques), florales (canne à sucre), végétales (thé) »[12] pour le rhum blanc, aucune corrélation n’est faite avec les variétés de canne.

            Cette absence de connexité entre variétés de canne et profil organoleptique du rhum dans le cahier des charges de l’AOC Martinique s’explique en partie par des critères de sélection différents des variétés de canne par rapport aux cépages. Les cannes utilisées pour l’AOC Martinique ont fait l’objet de deux types de sélection : celle de la station d’hybridation qui fait appel à des statisticiens et des phytopathologistes et celle régionale qui compare les variétés déjà observées. C’est le CTCS, mentionné un peu plus tôt, qui effectue ce travail sur le terrain et qui limite le choix variétal à 12 variétés agréées AOC (canne Zikak, canne Bleue, canne Paille, etc) au sein d’une « fiche d’itinéraire technique »[13]. Les critères de sélection principaux sont la force végétative, la pureté et le taux de sucre élevés (mesuré en Brix), la maturation de la canne, et surtout sa résistance aux maladies, à certains nuisibles ou à certaines conditions climatiques (ouragans, sécheresse, etc.). Concernant le taux de sucre élevé, le cahier des charges dispose que « Les jus extraits des cannes présentent les valeurs suivantes : richesse en sucres supérieure ou égale à 14°Brix ; pH supérieur ou égal à 4,7 ». Ainsi, pour Chantal Comte, négociante en grands rhums agricoles, « pour la canne, plus que la variété, ce qui est important c’est l’état sanitaire de la canne, sa teneur en sucre, la fraîcheur de la coupe »[14].

            Pourtant, si les arômes variétaux ne sont pas directement pris en compte dans le choix des variétés de canne au sein des cahier des charges, c’est aujourd’hui grâce à la défense commune de la notion de « terroir » que le choix de ces dernières et des cépages tend le plus à se rapprocher. 

II – Une valorisation similaire du lien de « terroir » des vins et rhums à indication géographique

A – Les cépages et variétés de canne à sucre au service du climat et du sol

            Le terme « terroir » est une notion couramment utilisée dans le domaine vitivinicole. Or pour ce qui est du rhum dans son acception industrielle, il était, jusqu’à il y a encore quelques années, largement évité. La mélasse étant le plus souvent quasi en totalité importée, le lien entre la terre et les caractéristiques du produit fini n’est pas évident à établir. Il en va différemment pour les rhums faits à partir de vesou, matière première fragile demandant aux distilleries de s’implanter au plus près des champs de canne. C’est donc désormais sur ce credo que de plus en plus de producteurs de rhum agricole cherchent à valoriser leurs produits.

            Mais alors, qu’est-ce que le « terroir » ? Pour Comiskey Patrick, écrivaine sur le thème du vin, « il semble que le terroir soit un de ces sujets dont plus on parle, plus il nous échappe »[15]. Dans le monde vitivinicole, cette expression est venue, au fil des années, se substituer à celle de « facteurs naturels », composante essentielle à la consécration d’une appellation d’origine (AO). Bien qu’il existe peu d’études juridiques sur ce terme et bien que certains juristes lui dénient un tel caractère, elle est rentrée dans le langage courant en matière d’AO viticoles. Du fait de sa définition imprécise, c’est bien la question de l’intégration du matériel végétal (soit le cep de vigne et a fortiori les variétés de canne) au sein de cette notion qui pose encore question. L’Organisation Internationale de la Vigne et du Vin a tenté de la définir. Ainsi, « le terroir vitivinicole est un concept qui se réfère à un espace sur lequel se développe un savoir collectif, des interactions entre un milieu physique et biologique identifiable et les pratiques vitivinicoles appliquées qui confèrent des caractéristiques distinctives aux produits originaires de cet espace »[16]. Cette définition ne donne guère plus de précisions sur le matériel végétal. Si pour certains le choix des cépages relève davantage des facteurs humains que naturels et ne rentrerait donc pas dans la définition stricte du « terroir », c’est aujourd’hui spontanément que dans le langage courant, les deux sont associés. Ainsi, pour Guy Paillotin, ancien Président Directeur général de l’INRA, « Un territoire seul ne constitue pas un terroir. Il faut au moins lui adjoindre une plante. Il faut que cette plante veuille bien exprimer le terroir, c’est-à-dire qu’elle veuille bien traduire les différences qui peuvent exister entre deux terroirs. Nous rencontrons ici un problème de différenciation : le terroir est le témoin d’une différence qu’une plante veut bien révéler »[17].

            Dépassant la question de l’intégration du matériel végétal dans la définition même du terroir, c’est bien au travers de la valorisation de ce dernier que le choix des cépages et variétés de canne tend à se rapprocher. Pour ce qui est de la matière vitivinicole, l’exemple bourguignon est très parlant. En effet, en Bourgogne, c’est le « climat » qui est venu se substituer au terroir. Il peut être défini comme « une parcelle de vigne, soigneusement délimitée depuis des siècles, qui possède son nom, son histoire, son goût et sa place dans la hiérarchie des crus »[18]. Sur chacun d’eux, le pinot noir et le chardonnay viennent s’exprimer de manière différente, révélant les spécificités de chaque parcelle. Les climats du vignoble de Bourgogne ont en ce sens été inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO le 4 juillet 2015. En matière de rhum, une fois encore l’AOC Martinique est précurseur. « L’AOC Martinique encadre déjà le terroir. Elle délimite une zone géographique de production et définit le goût que le rhum doit avoir »[19] nous dit Cyrille Lawson, de chez HSE (Habitation Saint-Étienne). Ainsi, pas moins de 5 terroirs principaux ont été identifiés en Martinique à partir des caractéristiques des sols et des climats. C’est dans le but de permettre la meilleure expression de chacun d’eux que les 12 variétés de canne autorisées ont été sélectionnées. Pour Marc Sassier, œnologue responsable de production des rhums Saint James et président du Syndicat de Défense de l’AOC Martinique, « Que ce soit pour le vin ou pour le rhum, le terroir est défini par tout un ensemble de facteurs : les sols, la plante, les hommes, le climat. Et ce dernier a un effet particulièrement déterminant, car il conditionne le choix des variétés de canne et les sols – leur érosion, leur richesse… –, surtout sous les tropiques »[20].

            C’est dans l’objectif de témoigner de la réalité du terroir que de plus en plus de producteurs proposent aujourd’hui des cuvées monovariétales et parcellaires, censées révéler la typicité de celui-ci au travers d’un rhum au profil aromatique singulier…

B – L’exemple des cuvées monovariétales : entre argument de qualité et marketing

            Jusqu’à récemment, aucune communication n’était faite par les distilleries sur les variétés de canne sélectionnées. La tendance s’est cependant inversée : de plus en plus de cuvées dites « parcellaires » et « monovariétales » fleurissent, notamment sur le territoire martiniquais. Une pionnière en la matière est la Maison Clément avec, dès 2002, le choix de sa « Canne bleue ». Les années suivantes, la grande majorité des distilleries de rhum agricole participent à cette évolution. On trouve par exemple la « Canne d’or » de chez HSE, la « Canne grise » de Bielle, la « Black Cane » de Bologne, la « Canne rouge » de Longueteau ou bien encore la « Canne Roseau » de La Favorite[21]. Il est d’ailleurs à noter que ces dénominations ne sont pas les noms réels de la canne, beaucoup moins attractifs et parlants. Pour exemple, la belle « Canne bleue » n’est autre que la B69-566.

            La commercialisation et promotion des bouteilles se fait donc sur le lien existant entre la variété de canne soigneusement sélectionnée et la qualité gustative du produit final. Ainsi, François Longueteau au sujet de ses cuvées fait valoir que les variétés de canne sont notamment choisies en fonction de l’adéquation entre la canne et le sol, soit avec le terroir, et de l’obtention d’un profil aromatique précis : « Nous avons fait historiquement le choix de mettre la canne rouge dans un environnement humide ou neutre. Ceci afin d’éviter d’avoir des BRIX (quantité de sucre) trop élevés, et donc d’avoir des vins de canne à sucre à degré d’alcool trop élevé. On cherche, pour la canne rouge, des notes pâtissières, rondes, et gourmandes »[22]. Le « vin de canne » est le produit obtenu par fermentation du vesou et destiné à être distillé. Des planteurs-distillateurs ont en ce sens décidé de mener des études comparatives. C’est le cas de la distillerie A1710, dont la philosophie est de « traquer » les arômes et les saveurs et de toujours essayer de créer la surprise dans le palais du consommateur »[23].  Ils procèdent à des distillations parfaitement identiques avec des cannes de différentes variétés mais de la même parcelle, ou inversement, de la même variété provenant de parcelles différentes. Des dégustations comparatives tendent à mettre en lumière de réelles différences variétales et parcellaires.

            Le marché du rhum est passé d’une offre dite de « mass market », à une offre plus qualitative où les cuvées spéciales se multiplient. Les amateurs sont aujourd’hui prêts à dépenser davantage pour avoir un produit de caractère, empreint de typicité, au « goût de terroir ». Toutefois, face à une demande à la hausse, il est possible de s’interroger sur la véridicité de ce nouvel argument de vente par excellence. « Le développement des rhums blancs “premiums” est donc loin d’être terminé… Mais attention aux effets d’annonce du marketing ! »[24]. En tout état de cause, les consommateurs doivent être alertés sur le grand nombre de facteurs rentrant en compte dans la détermination du profil organoleptique du rhum, autres que le choix de la canne et de la parcelle. Ainsi, pour Grégoire Hayot, Directeur général de Karukera, « S’il y a un point commun entre les cépages et les sélections variétales de canne à sucre, c’est d’abord leur adaptation au terroir. Par contre, dans la formation des arômes, le rôle de la variété de canne à sucre est pour moi, un facteur secondaire, par rapport à ceux du terroir, du travail dans la plantation et à la distillerie. Cela se traduit, d’ailleurs par la difficulté de percevoir et distinguer entre variété de canne des arômes primaires différenciés »[25].

            Cette inclinaison s’inscrit en réalité dans une dynamique qui marque l’ensemble du monde des spiritueux. En effet, on observe depuis quelques années le phénomène dit du « craft» (signifiant artisanal) qui touche toutes les catégories de boissons. Si cette quête d’authenticité des amateurs attire chaque jour de nouveaux acteurs toujours plus passionnés et audacieux dans les gammes de produits et packaging proposés, jusqu’où ira cette nouvelle tendance ?

Juliette Chavanon, juriste spécialisée en droit du vin et des spiritueux


[1] D. BAUDIN, Interview, 30 novembre 2021.

[2]  C. LAMBERT, « Rhum et terroir, l’identité en question », Whisky Magazine & Fine Spirits, n° 77, 23 juillet 2020, p. 76.

[3] Idem.

[4] M. GITANY-LECOMTE, « Élevage sous-bois, cahier des charges et innovation : l’exemple du rhum de la Martinique », Jus Vini Blog, 31 mai 2021.

[5] L’AOC désigne des produits répondant aux critères de l’appellation d’origine protégée européenne (AOP) et protège la dénomination sur le territoire français. Elle constitue une étape de reconnaissance vers l’AOP. Nous utiliserons nous la dénomination française.

[6] Cahier des charges modifié de l’appellation d’origine contrôlée « Rhum de la Martinique » homologué par arrêté du 29 décembre 2020, JORF du 31 décembre 2020.

[7] Cahier des charges de l’appellation d’origine contrôlée « Côtes du Roussillon » homologué par l’arrêté du 15 décembre 2017, JORF du 20 décembre 2017.

[8] Règlement (UE) n° 1308/2013 du Parlement européen et du Conseil du 17 décembre 2013 portant organisation commune des marchés des produits agricoles et abrogeant les règlements (CEE) no 922/72, (CEE) no 234/79, (CE) no 1037/2001 et (CE) n° 1234/2007 du Conseil (JO L 347 du 20.12.2013).

[9] Règlement (CE) n° 110/2008 du Parlement européen et du Conseil du 15 janvier 2008 concernant la définition, la désignation, la présentation, l’étiquetage et la protection des indications géographiques des boissons spiritueuses, JO L 39 du 13.2.2008, abrogé par le règlement (UE) 2019/787 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2019 concernant la définition, la désignation, la présentation et l’étiquetage des boissons spiritueuses, l’utilisation des noms de boissons spiritueuses dans la présentation et l’étiquetage d’autres denrées alimentaires, la protection des indications géographiques relatives aux boissons spiritueuses, ainsi que l’utilisation de l’alcool éthylique et des distillats d’origine agricole dans les boissons alcoolisées (JO L 130 du 17.5.2019).

[10] Cahier des charges de l’appellation d’origine contrôlée « Côtes du Roussillon », op. cit., p. 10.

[11] Cahier des charges de l’appellation d’origine contrôlée « Rhum de la Martinique », op. cit., p. 3.

[12] Ibid., p. 1.

[13] Fiche d’itinéraire technique, Canne à sucre, Chambre d’Agriculture Martinique, 19 juin 2014.

[14] A. VINGTIER, « Rhums agricoles, Rhums de terroir », Rumporter, Éd. printemps 2017, p. 50.

[15] A. VINGTIER, « Rhums agricoles, Rhums de terroir », op. cit., p. 38.

[16] RESOLUTION OIV/VITI 333/2010.

[17] A. VINGTIER, « Rhums agricoles, Rhums de terroir », op. cit., p. 38.

[18] « Les climats de Bourgogne en 10 questions-réponses », Association pour l’inscription des climats du vignoble de

Bourgogne au Patrimoine mondial de l’UNESCO, 2014.

[19] C. LAMBERT, « Rhum et terroir, l’identité en question », op. cit., p. 76.

[20] Ibid., p. 75.

[21] R. JZ, « De la canne au rhum », Préférence-Rhum, 14 décembre 2021.

[22] R. JZ, « De la canne au rhum », op. cit.

[23] A. VINGTIER, « Rhums agricoles, Rhums de terroir », op. cit., p. 45.

[24] Idem.

[25] Ibid., p. 44.