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« Le juge est la bouche qui prononce les paroles de la loi » énonçait Montesquieu dans son ouvrage L’esprit des lois de 1748, en s’opposant ainsi à la théorie du « Gouvernement des juges ». Le juge selon le droit français ne doit pas s’illustrer comme créateur de droit, il ne doit pas avoir une fonction normative. Toutefois, il va tout de même disposer d’un pouvoir autonome d’interprétation lui permettant de disposer d’une marge de manœuvre pour trancher les litiges.

C’est dans ce rôle que se place le juge administratif sur la question de la délimitation des aires géographiques des appellations d’origine. Celles-ci sont définies à l’art. L 431-1 du Code de la consommation disposant que « constitue une appellation d’origine la dénomination d’un pays, d’une région ou d’une localité servant à désigner un produit qui en est originaire et dont la qualité ou les caractères sont dus au milieu géographique, comprenant des facteurs naturels et des facteurs humains ». Alors que cette définition souligne clairement l’importance des facteurs naturels et humains lors de la délimitation, le juge administratif demeure bien souvent hésitant sur l’interprétation de cet article. S’il précise que ces facteurs doivent être appliqués de manière homogène lors de la reconnaissance des appellations d’origine, dans une décision concernant l’AOC Rasteau [CE, 12 juin 2013, req. n° 350 214], le juge administratif adopte, dans sa décision sur l’AOC Pauillac, une position qui n’est pas nouvelle :

  • dans l’affaire Rasteau, le juge affirme l’égalité existante entre les facteurs naturels et humains en condamnant la décision de la commission d’expert de l’INAO qui se fonde exclusivement sur « des facteurs naturels, géologiques, pédologiques et climatiques […] sans se référer aux facteurs humains relatifs aux parcelles litigieuses » ;
  • dans l’affaire Pauillac, le juge procède à une interprétation de la loi basée sur l’introduction d’une hiérarchie dans l’évaluation des facteurs naturels et humains. Au risque de créer une confusion juridique, il impose la relation d’égalité entre ces facteurs du lien uniforme introduit par la conjonction « et » de la loi mais il s’autorise souvent à en favoriser un au détriment de l’autre. Il se soumet à la lettre de la loi tout en agissant, à d’autres moments, à son encontre.

L’histoire de la construction de la définition de l’appellation d’origine met en lumière des difficultés grammaticales concernant les conjonctions de coordination. En effet, l’art. 1er de la loi du 6 mai 1919 relative à la protection des appellations d’origine introduit une alternative entre l’origine et les usages locaux, loyaux et constants du fait de la présence du mot « ou ». Alors que certains plaidaient pour un cumul des deux, la majorité des tribunaux a préféré se cantonner à la lettre de la loi [voir à ce propos Joseph Capus, L’évolution de la législation sur les appellations d’origine : genèse des appellations d’origine, réédition Mare&Martin, Paris, 2019, pp. 51-52] conduisant au détournement du but de cette dernière, devenant alors peu efficace.  Aujourd’hui, la leçon a été tirée d’où la présence du caractère cumulatif entre les facteurs naturels et les facteurs humains. Pour autant, le juge administratif semble préférer la solution retenue dans la loi de 1919 comme le met en lumière la décision concernant l’AOC Pauillac.

Le juge administratif, en l’espèce, doit se prononcer sur la modification du cahier des charges de l’appellation « Pauillac » ayant entraîné l’exclusion de parcelles de l’aire géographique de cette dernière. Il effectue un contrôle minutieux des éléments qui lui sont soumis pour vérifier l’existence ou non d’une erreur manifeste d’appréciation. Tout en rappelant l’art. L 431-1 du Code de la consommation et le fait que « l’autorité administrative est tenue, pour déterminer l’aire géographique de production, de se fonder à la fois sur des facteurs naturels et des facteurs humains façonnant la qualité ou les caractères propres du produit désigné par l’appellation d’origine » [cons. 7], le Conseil d’État estime que l’autorité administrative, c’est-à-dire l’INAO, peut exclure de l’appellation les parcelles ne satisfaisant pas aux exigences découlant des seuls facteurs naturels retenus pour la délimitation de l’aire géographique. Ainsi, une hiérarchie se dessine avec au sommet, les facteurs naturels. Cette position n’est pas inédite. Elle avait déjà été adoptée dans la décision concernant l’appellation « Aloxe-Corton » [CE, sect. cont., 25 octobre 2006, req. n° 279775] où, alors même que les facteurs humains étaient respectés, l’absence de conformité des facteurs naturels des parcelles nécessaires à l’AOC « Aloxe-Corton » avaient suffi à justifier leur exclusion.

En l’espèce, le juge ne reprend que les études faites par les experts de l’INAO sur la composition des sols des parcelles pour justifier l’exclusion des parcelles litigieuses de l’aire géographique de l’AOC Pauillac puisque ne répondant pas aux exigences du cahier des charges [cons. 11]. Le conseil d’État refuse de prendre en considération les facteurs humains, il ne s’y intéresse même pas et rejette le facteur historique, estimant que « la présence de traces d’anciennes vignes ne fait pas obstacle à ce que certaines parcelles soient exclues » [cons. 11]. Le juge n’observe donc pas un double manquement aux facteurs, le seul défaut de similitude entre les sols des parcelles suffit à légitimer l’exclusion de l’aire géographique de l’appellation. La présence ou l’absence des facteurs humains inscrits dans le cahier des charges importe peu au Conseil d’Etat, qui semble les délaisser. En effet, il ne s’intéresse que hâtivement au seul facteur historique qui, pour certains, n’est qu’un des deux éléments formant l’ensemble des facteurs humains nécessaires à la détermination du terroir [sur ce point, T. Georgopoulos, « Le contentieux de la délimitation géographique des AOC », Dr. adm. avril 2010, n°4, comm. 48].

Le Conseil d’État, comme il a déjà pu le faire auparavant, adopte pour le terroir une vision juridique qui lui est propre. Tandis que « le terroir réside sur l’idée de l’interaction incessante entre tous les facteurs géologiques, pédologiques, climatiques et humains qui forment l’identité des crus méritant la protection d’une AOC » [Ibid. p. 48 …], selon l’idée que le produit d’appellation d’origine tient sa qualité ou ses caractères autant du milieu naturel que du savoir-faire, le juge attribut pourtant, au sujet de l’appellation Pauillac, la prééminence aux facteurs naturels, rappelant implicitement que ces derniers anticipent inévitablement les facteurs humains. Comme le souligne C. Georgelin, le juge administratif s’inscrit comme un véritable acteur dans le dessin du terroir et s’autorise à interpréter au-delà de la loi. « Le juge devient créateur de droit et se concède une fonction qui ne lui est pas explicitement attribuée » [C. Georgelin, Fonction identitaire et protection juridique du « terroir », : étude des rapports entre les sciences du vin et le droit vitivinicole, Thèse – Reims, 2017, p. 283]. En agissant ainsi, le juge influe sur le cadre réglementaire du terroir et sur la définition même de l’AOC. « Le juge fait une interprétation non sans conséquences des règles de droit affiliées au terroir » [C. Georgelin, op.cit., p. 283]. En effet, il vient décomposer la notion de terroir, qui est au cœur de la définition de l’AOC et qui a connu une construction laborieuse dans l’histoire. Le risque de cette position bivalente du juge sur l’interprétation de la loi conduit à l’incertitude sur les effets de son application et amène à une perception du texte qui dépasse l’esprit même de celui-ci. Le juge se perd, de nouveau, dans sa grammaire et hésite sur le sens que doit prendre la conjonction de coordination « et ». De toute évidence, cela amène à une appréhension du terroir qui reste incertaine et fluctuante. Il apparaîtrait utile que le Conseil d’État sollicite, par le biais d’une question préjudicielle, la Cour de Justice de l’Union européenne pour qu’elle précise les critères dont doit user l’administration lorsqu’elle effectue un travail de délimitation géographique d’une aire d’AOC comme le suggère Cyrielle Cassan [C. Cassan, « L’annulation partielle de l’AOC Pic Saint-Loup par le Conseil d’Etat », Jus Vini vol. 3, 2019, p. 75]. Toutefois, pour l’instant, cette imprécision prétorienne quant à l’interprétation de cet article risque d’entraîner, à terme, une fragilisation de la notion même d’AOC.